SORTIE DE « HETERONORMATIVITY AND PSYCHOANALYSIS » DE JORGE N. REITTER (ROUTLEDGE, 2023).
Chères amies, chers amis,
Pour celles et ceux d’entre vous qui lisent l’anglais, je vous informe ici de la sortie du très important ouvrage de mon ami Jorge Reitter, « Heteronormativity and psychoanalysis » (1), avec une belle préface de Patricia Gherovici.
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Dans ce livre nourri en profondeur de l’expérience de la cure, et écrit de manière fort vivante, Jorge Reitter nous éclaire sur ce qu’il appelle l’« expérience gay » envisagée dans sa spécificité, et sur la psychanalyse depuis cette expérience.
Sa réflexion élabore, de manière rigoureusement psychanalytique, les apports de la pensée de Michel Foucault, mais aussi des études féministes, queer, lesbiennes et gaies. Elle nous éclaire sur la manière dont le discours collectif hétéronormatif et binaire oriente les pratiques et les théories psychanalytiques vers une norme désubjectivante. Et en quoi cela amène à une scotomisation ou à un rejet de la subjectivité des sujets gays, et à leur normalisation s’opposant à leur subjectivation.
Aussi ce livre nous permet-il d’appréhender la position du sujet gay dans ce que Jorge Reitter appelle – en élaborant Foucault – le « dispositif de l’hétéronormativité », c’est-à-dire le dispositif de pouvoir, portant sur la sexualité, que déploie le discours collectif hétéronormatif et binaire. Un point important est d’ailleurs que ce discours collectif voit dans l’hétérosexualité la seule forme de sexualité légitime, et donc rejette la diversité sexuelle.
De plus, nous pouvons noter que l’auteur ne parle pas de l’hétérosexualité comme en soi normative ; ce que j’élabore ainsi : c’est la forme binaire (désubjectivée) de l’hétérosexualité qui est normative, mais une autre hétérosexualité (subjectivée) existe bien, même si minoritaire, à l’écart de l’hétéronormativité.
Ainsi, plus généralement, ce livre nous aide à appréhender les ressorts et l’histoire de l’hétéronormativité et de la binarité pour chaque sujet, qu’il soit LGBT+ ou hétéro.
Pour cela, Jorge Reitter relit Freud et Lacan en détails, en essayant de « ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain ». Il rappelle que Freud nous a révélé la contingence de l’objet sexuel. Ce qui fait que – comme le disait Freud lui-même – l’homosexualité ne peut être considérée comme « pathologique ». Bref, il n’existe pas de norme sexuelle, et il s’agit d’essayer d’en tirer toutes les conséquences.
Cela permet à Jorge Reitter, en s’appuyant sur toute une bibliographie souvent encore à découvrir en France, d’éclairer ce qui dans les œuvres de Freud et de Lacan pose de manière géniale les problèmes fondamentaux de la subjectivité et de la psychanalyse, mais aussi ce qui participe de l’hétéronormativité et de la binarité.
En ce sens, le complexe d’Oedipe, montre l’auteur, vaut aussi bien pour les sujets non hétérosexuels. Plus largement, le complexe d’Oedipe est relié dans le livre à la « tâche », pour le sujet, « de devenir indépendant de l’autorité (du désir) des parents » (2).
Plus encore, Jorge Reitter nous propose une formulation fort élaborative, quand il établit que le sujet gay reconnaît la différence des sexes – envisagée au plus près de la clinique, et de manière non hétéronormative ni binaire (3). Juste, ajoute-t-il, le sujet gay se positionne autrement par rapport à celle-ci que le sujet hétérosexuel.
Bref, ce livre nous permet donc d’envisager les problèmes classiques de la psychanalyse (comme ceux du complexe d’Oedipe ou du complexe de castration, ou encore celui de la différence des sexes, mais aussi celui du symbolique) sous un nouveau jour, pleinement ouvert à la diversité sexuelle et dégagé de la gangue hétéronomative et binaire.
Et, en suivant les réflexions de Jorge Reitter, nous pouvons reprendre à notre compte de manière créative – et non normative – l’interrogation fondamentale de Freud sur le rôle central de la sexualité dans la subjectivité, et dans l’enfance du sujet : sur la sexualité en ce qu’elle est fondamentalement hors-norme – queer diront certains.
Cela ouvre au fait de solidement prendre en compte – avec Lacan – le donné fondamental consistant dans le fait que, pour citer Jorge Reitter, « être dépendant de l’Autre et être très marqué par son désir est une condition nécessaire » (4) à la subjectivation. Car, dirais-je, ce sont, dans un premier temps, cette dépendance à l’Autre (à l’Autre du langage, mais aussi à l’Autre qui a donné au sujet le langage) et cette marque du désir (liée à cette dépendance à l’Autre), qui permettront au sujet, dans un deuxième temps, de devenir indépendant de l’autorité, du désir, des parents.
Dans la cure, cela nécessite le fait que la parole du sujet déploie ce qu’il en est du signifiant, mais aussi que « l’attention de l’écoute analytique (soit) portée sur la structure du signifiant » (5).
D’ailleurs, dans son insistance de l’émancipation du sujet par rapport aux autorités, Jorge Reitter rejoint à mon sens l’insistance de Serge Leclaire, dans son débat avec Lacan, sur le fait que le désir de l’Autre gagne, dans la cure, à prendre une forme « un peu déliée » (6). En d’autres termes, il gagne à prendre une forme pleinement créative, dégagée de toute volonté directive (7). On le voit, chez Jorge Reitter comme chez Leclaire, c’est là une lecture de Lacan – et de son éclairage sur la créativité du signifiant – qui s’émancipe de Lacan, lorsque cela est nécessaire.
Aussi, au regard des vifs et fort compréhensibles débats contemporains à son propos (8), le complexe d’Oedipe (comme son pendant le complexe de castration) n’apparaît-il pas comme quelque chose d’en soi normalisateur, même si son élaboration a pu, chez Freud et après lui, prendre une forme hétéronormative et binaire.
Par là même, ce livre fort important nous propose une articulation très subtile, et au plus près de l’expérience psychanalytique, entre psychanalyse et politique. Car nous trouvons ici une réflexion très opérationnelle sur la question du pouvoir – en lien au langage. En effet, de manière très concrète, pour Jorge Reitter, il s’agit dans la cure d’ « être attentif à la place que le sujet a dans le discours qui le nomme, et qui le situe dans des relations de pouvoir » (9).
Cela nous permet aussi de nous rappeler ce que dit Lacan, en passant par les Lumières, de la relation de la psychanalyse au pouvoir : « Et dans (…) mes Écrits, vous le voyez (…) j’invoque les Lumières. Il est tout à fait clair que les Lumières ont mis un certain temps à s’élucider. (…). Contrairement à tout ce qu’on en a pu dire, les Lumières avaient pour but d’énoncer un savoir qui ne fût hommage à aucun pouvoir » (10).
En somme, cet ouvrage constitue un apport fondamental sur tout un ensemble de questions cruciales. Il en va là de la mise en place d’une psychanalyse – et d’une psychanalyse freudo-lacanienne (11) – ouverte à la fois à la diversité sexuelle, à la diversité des cheminements de genre, mais aussi à la féconde démocratisation qui a lieu dans les jeunes générations, avec ce qu’elle apporte de fécond pour la subjectivation (12). Cette psychanalyse ouverte se positionnant de manière psychanalytique contre les discriminations. Ici, l’enjeu est aussi que cette psychanalyse ouverte soit aussi capable de soutenir solidement la subjectivation des sujets, en utilisant pour cela les apports cliniquement fondamentaux, et toujours actuels (pour peu qu’on les réinterprète de manière créative comme le fait l’auteur), de Freud et de Lacan.
Et je finirai sur ce point : Jorge Reitter insiste sur le fait que la psychanalyse qui se positionne contre les discriminations, c’est aussi la psychanalyse qui se positionne contre elles dans les institutions psychanalytiques. Ce alors que l’institution psychanalytique a mis tant de temps à dépathologiser l’homosexualité. D’ailleurs, l’institution psychanalytique, en cela, a bien été contre la volonté de Freud qui, il s’agit de le rappeler, était favorable au fait que des gays ou des lesbiennes deviennent analystes. C’est bien ce que montre le fait qu’il a longtemps collaboré avec Hirschfeld, ce sexologue et militant historiquement important pour la reconnaissance des droits LGBT (13).
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Présentation de l’ouvrage par l’éditeur
Heteronormativity and Psychoanalysis proposes a critical reading of the Freudian and Lacanian texts that paved the way for a heteronormative bias in the theory and practice of psychoanalysis.
Jorge N. Reitter’s theoretical-political project engages in a genealogy of how psychoanalysis approached the ‘gay question’ through time. This book determinedly seeks to dismantle the heteronormative bias in the theories of psychoanalysis that resist new discourses on gender and sexuality. Drawing on developments by Michel Foucault and lesbian and gay studies on queer theory and feminist theorizing, Reitter draws attention to the normalizing devices that permanently regulate sexuality neglected by psychoanalysis as producers of subjectivities.
Accessibly written, Heteronormativity and Psychoanalysis will be key reading for psychoanalysts in practice and in training, as well as academics and students of psychoanalytic studies, gender studies, and sexualities.
Table des matières
Prologue by Patricia Gherovici
Prologue to the first edition
I. Heteronormativity and psychoanalysis
1) Oedipus gay
2) The original entanglement. How psychoanalysis could not escape the heteronorm
3) Oedipus reloaded
4) Towards a post-heteronormative Oedipus
II. Miscellanea
5) On the political incorrectness of eroticism
6) Rethinking the possible as such
7) Felix Julius Boehm
III. Bonus tracks
8) Talking with Jorge Reitter : neither the Other nor sexuality exists outside of power relations
Epilogue
Jorge N. Reitter est psychanalyste d’orientation lacanienne, il vit et exerce à Buenos Aires (Argentine).
Il enseigne à l’Université de la République, Uruguay. Il a enseigné à la Faculté de Psychologie de l’Université de Buenos Aires et à l’Université Nationale Autonome de Zacatecas (Mexique).
Pour une présentation de l’ouvrage (en espagnol), sur la passionnante et fort subtile Chaîne Youtube Asociación Libre (en espagnol), portant sur la psychanalyse, avec Matias Tavil, voir :
Jorge N. Reitter intervient aussi régulièrement sur Asociación Libre, animée par Matias Tavil, et que je vous conseille vivement si vous comprenez l’espagnol :
https://www.youtube.com/channel/UCn-ca92YLNQjj_GSE4zxvag
NOTES :
(1) : La page Internet du livre: https://www.routledge.com/Heteronormativity-and-Psychoanalysis-Oedipus-Gay/Reitter/p/book/9781032171845#
(2) : Heteronormativity and Psychoanalysis, p. 53.
(3) : Pour une clinique et une théorie ni hétéronormative ni binaire de la différence de sexes, voir P. Gherovici, Transgenre, Lacan et la différence des sexes, Stilus, 2021. Voir aussi Serge Hefez, Transitions, Calmann-Lévy, 2020.
(4) : Heteronormativity and Psychoanalysis, p. 60.
(5) : Heteronormativity and Psychoanalysis, p. 31.
(6) Serge Leclaire, Rompre les charmes, Inter Éditions, 1981, p. 167.
(7) : De ce point de vue, en ce qui concerne l’histoire de la psychanalyse en France, l’apport de Lacan, pour génial et mettant en crise le caractère massivement directif de l’enseignement de Freud (voir Moustapha Safouan, Le Transfert et le Désir de l’analyste, Seuil, 1988), n’a pas été sans réintroduire une certaine directivité. Leclaire, comme d’autres de ses élèves (Perrier La Chaussée d’Antin : Œuvre psychanalytique I., Paris, Albin Michel, 2008 et La Chaussée d’Antin II. : Œuvre psychanalytique II., Albin Michel, 2008), Lucien Israël (Boiter n’est pas pécher, Arcanes/Erès, 2010)…), proposent de mettre en crise de l’intérieur de l’apport lacanien le reste de directivité qui habite l’enseignement de Lacan.
(8) : Plus en détails, Jorge Reitter débat avec son ami Fabrice Bourlez sur cette question du complexe d’Œdipe. Dans son fort intéressant ouvrage Queer psychanalyse (Hermann, 2018), Fabrice Bourlez propose en effet une psychanalyse post-oedipienne, nourrie en premier lieu de Deleuze et de Guattari (L’Anti-Œdipe, Paris, 1972).
(9) : Heteronormativity and Psychoanalysis, p. 15.
(10) : J. Lacan, Le Séminaire, Livre XIX, Ou pire, 1971-1972, 15.12.71, éd. Valas, p. 27.
(11) : Pour un telle psychanalyse freudo-lacanienne ouverte, voir: Benjamin Lévy, L’ère de la revendication, Flammarion, 2022 ( https://dimitrilorrain.org/2022/01/18/a-noter-la-sortiede-louvrage-de-benjamin-levy-lere-de-la-revendication-flammarion-janvier-2022/); Dimitri Lorrain, « Apports de la psychanalyse créative », in Lettre de la FEDEPSY n°10, juillet 2022 (https://dimitrilorrain.org/2022/07/22/apports-de-la-psychanalyse-creative-texte-paru-dans-lettre-de-la-fedepsy-n10-juillet-2022/; André Michels, « De la pulsion comme subversion du genre », in Laurence Croix et Gérard Pommier (dir.), Pour un regard neuf de la psychanalyse sur le genre et les parentalités, Erès, 2018.; Stéphane Muths, « ’’Un garçon dans un corps de fille’’, identités de genre et effraction pubertaire », in Thierry Goguel d’Allondans et Jonathan Nicolas (dir.), Choisir son genre ?, op.cit., p. 99-120; Jonathan Nicolas, « A l’ombre des jeunes gens en fleurs, une esquisse des identités adolescentes », in Thierry Goguel d’Allondans et Jonathan Nicolas (dir.), Choisir son genre ?, op.cit., à. 169-180; Frédérique Riedlin, « Sur un air de famille(s). À partir d’une question de Judith Butler. La parenté est-elle toujours déjà hétérosexuelle ? », in Laurence Croix et Gérard Pommier (dir.), Pour un regard neuf de la psychanalyse sur le genre et les parentalités, Toulouse, Erès, 2018. Voir notre réflexion collective au séminaire « Freud à son époque et aujourd’hui » (FEDEPSY): https://dimitrilorrain.org/seminaire-freud-a-son-epoque-et-aujourdhui/
(12): Pour cette démocratisation, voir Benjamin Lévy, op. cit.
(13) : Sur Hirschfeld et la proximité de Freud avec lui, voir P. Gherovici, Transgenre, Lacan et la différence des sexes, Stilus, 2021, p. 82-91.