De Benjamin Lévy: « Pour des enfants »

Nous avons appris hier qu’environ 50 personnes, dont plusieurs enfants, étaient morts dans le bombardement de la gare de Kramatorsk. Un « crime contre l’humanité », d’après le ministre des Affaire étrangères français. Il ne se trouvait là que des civils en fuite, des familles en route pour l’exil. 

            Beaucoup l’ont sans doute lu : sur le fuselage d’une des roquettes meurtrières, retrouvée sur place, les soldats de Poutine avaient inscrit quelques mots doux. Ils peuvent se lire de deux façons, semble-t-il (je lis sans comprendre le russe). 

            La première façon est tellement cynique que les médias français ne l’ont pas privilégiée.  

            « Pour les enfants. » 

            Cette roquette serait un cadeau envoyé aux enfants d’Ukraine : la mort. 

            Voilà qui confirmerait ce que j’écrivais dans mon précédent billet, à savoir que les soldats de Poutine répondent délibérément de façon cruelle au message inscrit en lettres immenses devant le théâtre de Marioupol (dont nous pensons maintenant savoir que 300 civils y sont morts) et sur les voitures des exilés implorant la pitié. « Enfants » écrivent les Ukrainiens pour demander la vie sauve. « Pour les enfants » répondent les soldats russes sur leurs bombes. 

           En khâgne, un enseignant de lettres nous déclara un jour que l’ironie, figure de style, consiste à reprendre ce que déclare votre interlocuteur, pour en détourner la signification. Un joli cadeau. 

                  *** 

            Mais les médias ont, je le disais, privilégié une autre traduction : « Pour nos enfants », auraient en fait écrit les soldats de Poutine. Apparemment, c’est une expression employée par les pro-russes dans le Donbass depuis plusieurs années. 

            En privilégiant cette interprétation, peut-être les journaux ont-ils aussi voulu  limiter l’impact de l’horreur sur leur lectorat. 

            Dans le même esprit, Le Monde a publié la photo d’un compartiment de train, vitres explosées, en gare de Kramatorsk. Sur le sol du train, on aperçoit une flaque noire : du sang, sans le moindre doute. Mais une petite pastille encore plus noire, quasi invisible, masque une parcelle de ladite flaque de sang. J’ai écrit au Monde pour m’enquérir de ce que cachait cette pastille. Aucune réponse. Peut-être s’agit-il d’un morceau de corps, un œil, un bout de cervelle ? 

            Et  donc, la pastille noire, dans la traduction du message écrit sur les bombes de Poutine, consisterait à changer le message en une sorte de slogan : « Pour nos enfants. » 

            Cependant… la pudique pastille révèle autant qu’elle cache. Cette version du message n’aurait rien de moins atroce que la première envisagée. Elle suppose que les soldats de Poutine disent aux civils Ukrainiens : « Si l’on vous bute, c’est pour le bien de nos enfants. » 

            Et aussi : « C’est pour donner l’exemple à nos gosses. Pour leur servir de modèle. Ça leur apprendra comment il faut vivre afin que, plus tard, vis-à-vis de vous, ils agissent comme nous. »  

            En attendant, on souhaite que les chers bambins continuent à dormir tranquilles, loin de l’horrifiante menace que font peser sur eux les grand’mères édentées du Donbass sur la route de l’exil. 

            *** 

            Un mot encore, et j’arrête. 

            Une petite énigme a été levée, grâce aux échanges entre soldats de Poutine captés par les services de renseignement allemands. 

            Car, oui, on pouvait se le demander : par suite de quels actes de cruauté étranges des cyclistes de la banlieue de Kiev ont-ils pu être retrouvés morts près de leur biclou ? 

            En fait, les communications captées par les services de renseignement allemand nous indiquent que les soldats de Poutine trouvaient ça normal, de leur tirer dessus. 

             Pas spécialement cruel. À peine un peu drôle. 

             (Pendant la guerre, c’est très connu, on s’ennuie un peu. C’est pour cela que, selon la légende, bon nombre de jeux de société – dont les échecs – ont été inventés au cours de guerres. Il faut tromper l’ennui.) 

            Donc, buter des passants était, moins qu’une atrocité, un passe-temps. 

            Tout comme écraser quelques voitures sur la route, pour les tanks de Poutine, qui écrabouillaient aussi et surtout leurs passagers. Un film amateur montre très bien comment on fait. 

            C’est marrant, rien de plus. Banal, normal, classique. N’en faites donc pas tout un pataquès, ou l’on pourrait se mettre en tête d’envoyer des cadeaux à certains enfants. 

*****

Benjamin Lévy est psychanalyste, psychologue, enseignant.

Il anime avec Jean-Jacques Moscovitz le séminaire Psychanalyse actuelle, hébergé dans les locaux de l’Ecole Normale Supérieure (1) .
Il publie cette année « L’ère de la revendication: manifester et débattre en démocratie » (Flammarion, 2022) (2).

Il a publié de nombreux articles (3), ainsi que plusieurs traductions d’ouvrages aux éditions Ithaque – dont par exemple la correspondance Freud-Federn (« Cartes postales, notes & lettres de Sigmund Freud à Paul Federn, 1905-1938 », Paris, Ithaque, 2018, autour de laquelle j’avais organisé une rencontre à la Librairie des Bateliers, Strasbourg, le 15.6.2019, pour un échange avec Jean-Raymond Milley.

NOTES:

(1): https://sites.google.com/site/psychanalyseactuel/seminaire-de-psychanalyse-actuelle?authuser=0

(2): https://editions.flammarion.com/lere-de-la-revendication/9782080252821

(3) Dans cet article intitulé « Comment les frustrations sociales s’expriment en démocratie »(sur AOC), il approfondit d’ailleurs sa réflexion dans « L’ère de la revendication »: https://aoc.media/opinion/2022/03/29/comment-les-frustrations-sociales-sexpriment-en-democratie/

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