Nicolas Janel: « Clinique du trou-matisme » (2019)

Nicolas Janel est psychanalyste, psychiatre, membre de la FEDEPSY. Il anime avec Julie Rolling le séminaire « Introduction à la psychanalyse » de la FEDEPSY. Il anime aussi un blog que je vous conseille: http://nicojanel.com/.

Voici un fort éclairant texte de lui sur la question – ô combien actuelle – du traumatisme (1). Bonne lecture!

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Je vais reprendre les travaux de Bertrand Piret sur le traumatisme, que je vous invite à consulter sur le site de l’association « Parole sans frontière ». Mon topo sera à prendre comme une forme de synthèse personnelle constituée d’éléments que j’ai piochés dans ses textes et quelques autres. Et il y aura de nombreuses redites par rapport à ce qui a été dit au cours de la journée, mais ce n’est finalement pas si grave puisque comme on le sait, c’est la répétition qui permet au nouveau de s’intégrer dans le système de représentation de chacun, ce qui est justement le problème dans les névroses traumatiques, où la répétition du même ne réussit pas à s’intégrer dans le système de représentation habituel de la structure du traumatisé.

Historique

Bertrand Piret rappelle que l’abord psychanalytique du traumatisme a été influencé par la première guerre mondiale. Cela a dégagé des questions psychopathologiques, encore très actuelles, qui se sont posées à Freud et à ses disciples. Fin 1918, se tient notamment à Budapest le cinquième congrès de L’Association Internationale de Psychanalyse. Les psychanalystes qui se retrouvent ce jour-là autour de Freud après plusieurs années de séparation, vont témoigner des effets de la guerre sur leur pratique et sur leur théorisation. Nombreux d’entre eux[2] se sont retrouvés impliqués directement dans l’accueil des blessés en tant que médecins militaires. Leurs contributions seront éditées et constitueront le premier ouvrage des nouvelles éditions psychanalytiques internationales qui seront fondées à l’issue de ce congrès. Son titre : La psychanalyse et les névroses de guerre. Vous voyez que le thème de notre journée, « psychanalyse et traumatisme », n’est pas très loin. Mais depuis, les choses ont un peu évolué.

En 1920, Freud bouleverse son modèle du psychisme et de l’inconscient en introduisant la pulsion de mort. On peut penser que ce remaniement théorique est la conséquence directe de la guerre et de la volonté de Freud d’intégrer à sa théorie les particularités cliniques et psychopathologiques des névroses de guerre et des névroses traumatiques qui s’opposent cliniquement presque symétriquement par rapport aux névroses classiques dites de transfert.

Les conceptions ultérieures de Lacan apporteront à leur tour des éclairages par rapport à une non symbolisation d’un événement non anticipé prenant valeur de réel et faisant effraction dans la structure d’un sujet.

Par ailleurs, le terme de «  traumatisme » est éminemment polysémique, d’autant plus qu’il est à la mode aujourd’hui. Si bien qu’on ne sait plus de quoi l’on parle lorsqu’on parle de traumatisme, y compris dans nos milieux.

Confusion entre événement et prédisposition

Par exemple, une tendance contemporaine, accentuée par l’influence nord-américaine des diagnostics statistiques, tend à confondre le traumatisme avec l’événement lui-même, incluant dans la définition du syndrome de stress post-traumatique la survenue d’un événement d’une gravité et d’une intensité exceptionnelle. Or le traumatisme n’est pas l’événement lui-même mais il en est la conséquence psychique : il est la manière dont l’événement va être accueilli, élaboré, métabolisé par le psychisme et l’ensemble des conséquences symptomatiques qui vont en découler. Il en résulte que l’on ne peut rien prévoir des conséquences psychiques à partir de l’événement lui-même. Il n’y a aucune relation de proportionnalité entre l’intensité de l’événement déclenchant et l’intensité du traumatisme. Même s’il est évident que tous les événements n’ont pas la même signification générale, ni la même portée symbolique – le hasard d’une catastrophe naturelle n’est bien sûr pas comparable à l’intention déshumanisante d’une torture organisée et ciblée – il n’en reste pas moins que la survenue d’un traumatisme psychique va dépendre de facteurs strictement individuels.

Quels sont ces facteurs individuels ? Il faut reprendre le parcours de la théorie freudienne pour les repérer.

Théorie traumatique ( dite « de séduction » de l’hystérique )

Dans une première conception, Freud a estimé que les névroses étaient des formations de défense contre l’irruption d’un moment traumatique. Cet événement était traumatique parce qu’il était sensé répéter un événement antérieur qui lui-même était traumatique. Le moment traumatique inaugural de la névrose et de ses symptômes réveillait ainsi un événement réel du passé, le plus souvent une tentative de séduction sexuelle de l’enfant par un adulte. Mais devant l’impossibilité que tous les pères soient des abuseurs, Freud chercha le traumatisme réel ailleurs. Les hypothèses d’Otto Rank[3] sur le traumatisme de la naissance lui convinrent davantage. Après Lacan, on peut comprendre l’insistance de Freud à rechercher la réalité d’un tel événement : cela aurait permis de fonder autrement que par une pure écriture logique la prise violente du corps, réel justement, dans le langage.

Théorie fantasmatique

Mais Freud n’alla pas aussi loin et superposa plutôt à sa première théorie dite traumatique, la notion de fantasme.

Le moment traumatique ne fait alors plus forcément référence à un événement réel du passé, mais il s’inscrit dans un fantasme[4]. Et dans cette nouvelle théorie dite «  fantasmatique », il est important de préciser que la formation du traumatisme n’est pas en lien direct avec la survenue d’un événement réel dans le passé. Le moment traumatique vient plutôt, comme en écho, réactivé une scène infantile qui n’avait jusque là aucune signification particulière, en la chargeant dans l’après-coup d’une valeur sexuelle fantasmatique. Si le moment traumatique apparaît comme un deuxième temps chronologique, il est en fait un premier temps logique qui vient activé un autre temps, antérieur chronologiquement mais second si on raisonne logiquement, pour créer un traumatisme fantasmé, un conflit de nature sexuelle. Le traumatisme ressort comme lié à un événement en rapport avec le monde infantile mais qui n’a jamais vraiment eu lieu, et qui est de nature inconsciente. Le fantasme vient ainsi se placer au centre de la conception des névroses de transfert : hystérie, névrose obsessionnelle et névrose phobique.

Dans ces névroses, l’événement à l’origine du trauma est refoulé et fait secondairement retour dans un symptôme. Dans les suites de ce premier après-coup, la répétition va se situer au niveau du symptôme et dans la manière dont il va être répétitivement adressé à l’autre. Le symptôme névrotique ressort comme une formation symbolique, une tentative de traduction du trauma à travers le corps ou par une idée, à partir des représentations, des signifiants qui composent l’histoire du sujet jusqu’à cet événement.

Pour le dire autrement, l’événement va prendre un sens en fonction des attentes et des désirs inconscients du sujet. Lorsque l’événement traumatique éveille des désirs inavouables ou coupables, il est alors refoulé. Il se produit par effet de retour le symptôme comme une métaphore. Sa répétition vise à symboliser le trauma dans un lien à l’autre.

Le refoulement porte non seulement sur le souvenir du traumatisme ou de la scène fantasmée, mais aussi sur la part de jouissance, pourtant interdite par la loi oedipienne, que le sujet a prise à son insu dans ce fantasme. Cela ressort dans le symptôme qui équivaut à un compromis où la part de jouissance reste voilée. Le fantasme qui a maquillé la réalité se transforme lui même et empêche de reconnaître cette part fautive eu égard à la loi oedipienne. Le souvenir traumatisant se trouve ainsi morcelé, décomposé, intégré dans plusieurs fantasmes qui le rendent peu reconnaissable, sauf par la reconstruction dans l’analyse.

Les névroses traumatiques

Voilà pour la théorie fantasmatique du traumatisme. Le problème était pour Freud de ne pouvoir maintenir dans ce cadre ce qu’on appelle les névroses traumatiques et les névroses de guerre. Des différences cliniques comme le syndrome de reviviscence, ou les cauchemars répétitifs lors desquels le soldat revoit en boucle les scènes de guerre ne pouvaient se comprendre de cette manière. L’étiologie sexuelle ne semblait pas possible. Cela justifia alors la mise en place de la pulsion de mort et de la compulsion de répétition.

Dans son texte de 1920 intitulé « Au-delà du principe de plaisir », Freud introduit une nouvelle conception du traumatisme, qui oppose presque symétriquement les névroses classiques dites « de transfert » aux névroses traumatiques.

Refoulement / absence de refoulement

A l’amnésie infantile ou peri-traumatique de la scène déclenchante qui caractérise les névroses de transfert classiques, s’oppose l’hypermnésie de la névrose traumatique. Le problème du traumatisé de guerre est de ne rien pouvoir oublier de la scène et des événements dont il a été victime. Il n’arrive pas à refouler, contrairement au traumatisme freudien classique où c’est la levée du refoulement qui est résolutoire. Le névrosé traumatique a presque le sentiment de vivre à nouveau la scène traumatique initiale: l’attentat persiste, insiste comme une quasi-hallucination qu’il ne peut oublier, qu’il ne peut ranger dans un statut de souvenir.

Angoisse / effroi

A l’angoisse, comme affect qui caractérise le traumatisme classique des  névroses de transfert, s’oppose l’effroi qui caractérise le traumatisme des névroses traumatiques. Selon la conception freudienne, l’angoisse ressort comme un mécanisme de préparation et donc de protection vis-à-vis du danger, qui serait dans les névroses classiques la réalisation effective de la jouissance fantasmée, et donc l’annihilation du sujet. L’angoisse prévient ainsi du danger subjectif. C’est précisément ce qui manque à la névrose traumatique dans laquelle l’événement arrive sans  anticipation. L’événement traumatisant atteint alors un psychisme non préparé, ce qui le plonge dans l’affect d’effroi. L’angoisse qui était absente et qui n’a pas pu préparer le sujet ne peut surgir, dans les meilleurs des cas, que dans un deuxième temps, comme pour faire le travail d’élaboration à l’envers.

Echo traumatique / non anticipation

A la notion d’écho ou du deuxième temps chargé de représentations oedipiennes symboliques et imaginaires qui viendrait charger fantasmatiquement un premier temps infantile, vient s’opposer la non anticipation d’un événement qui ne fait pas parti du système de représentation symbolique et imaginaire du sujet.

Nouage entre un présent et un passé / fixation dans un présent indépassable

Rien ne semble donc renvoyer à une étiologie sexuelle infantile dans les névroses traumatiques. La dimension de l’actuel semble occuper toute la scène. Il y a un arrêt dans la temporalité. Le traumatisé ne s’inscrit plus dans une continuité historique où le présent se tisse d’impressions laissées par le passé et de projections dans l’avenir. L’événement traumatique introduit une coupure radicale entre un passé désormais inaccessible, celui où la vie était normale, et un présent qui s’éternise sans plus aucune possibilité d’anticipation dans l’avenir. Au niveau du discours des patients, la vie passée d’avant l’accident ou d’avant le traumatisme n’est plus investie et c’est la possibilité même de mettre en récit leur vie qui est atteinte. Alors que dans les névroses de transfert, les manifestations du désir sexuel inconscient et l’investissement libidinal sont repérables, la plainte du névrosé traumatique est plutôt de ne plus avoir aucun désir et de ne pouvoir plus investir aucune relation. Certains s’éprouvent comme des morts vivants.

Répétition comme cause du traumatisme / traumatisme comme cause de répétition

Ce qui revient à dire qu’à la répétition comme cause du traumatisme des névroses de transfert vient s’opposer le traumatisme comme cause de répétition des névroses de guerre.

Symptôme comme répétition symbolique d’un compromis à déchiffrer / symptôme comme réitération du même qui n’arrive pas à prendre du sens

Il n’y a au fond dans la névrose traumatique aucun symptôme au sens du symptôme névrotique freudien, celui qui découle d’un conflit intrapsychique inconscient de nature sexuelle. Les symptômes de la névrose traumatique sont eux-mêmes des réitérations du traumatisme initial plutôt que des traductions comme peuvent l’être les symptômes métaphoriques des névroses de transfert.

Tous ces points qui opposent névroses de transfert et névroses traumatiques se prolongent-ils jusqu’au principe même du travail psychanalytique ? Si pour les névroses de transfert le travail consiste à lever le refoulement, à quoi consiste-t-il pour les névroses traumatiques ? Serait-ce à favoriser l’oubli ? Le transfert peut-il se mettre en place face à une logique coupée de la temporalité, une logique écrasante de certitude quant à la cause des symptômes, au sein de laquelle il semble justifié de n’interroger aucun autre savoir au-delà de l’évidence de l’horreur vécue ? Comment encourager une parole entachée par le syndrome de répétition qui réactive presqu’à l’identique et donc douloureusement les affects d’effroi et d’horreur ?

Avant de répondre à cela, nous devons passer par les apports de Lacan qui amène des outils de compréhension utiles pour la pratique.

Lacan : l’ « effraction du réel »

La non intégration de l’événement

Lacan s’intéresse en 1964, dans son séminaire « Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse » au problème des rêves traumatiques : quelque chose répète et répète encore, mais ici sans jamais rien inventer comme il est pourtant d’usage dans la notion de répétition. On peut dire que l’événement traumatique, tel un attentat, les signifiants qui éventuellement le désignent, ne sont pas intégrés, n’entrent pas en écho avec les fantasmes préexistants et n’acquièrent aucune signification dans l’inconscient. On parle d’ « effraction du réel ». Le souvenir de cette « effraction » n’est pas modifié, ni morcelé en plusieurs fantasmes. Au contraire, l’événement se présente et persiste tel quel, non refoulé et non oublié. On retrouve la classique description du « corps étranger » en position paradoxale d’être à l’intérieur du psychisme du sujet mais sans contact signifiant avec ce qui détermine ce sujet du point de vue de l’inconscient. Lacan parle de « trou-matisme ». La répétition qui se manifeste alors dans cette situation de « trou-matisme » non noué, non lié, n’est pas symbolisante. Elle apparaît plutôt comme une tentative désespérée mais toujours en échec de créer du sens. C’est plutôt une réitération du même, une répétition d’un inaugural qui se répète identique à lui-même. C’est ainsi que Freud interprétait la répétition des cauchemars traumatiques en situant la pulsion de mort.

Cause de la non intégration de l’événement dans le psychisme

La question est donc de savoir d’une part pourquoi dans certains cas l’événement ne parvient pas à s’intégrer dans le réseau symbolique d’un sujet et d’autre part comment nous pouvons favoriser cette intégration, dans la situation thérapeutique. Le problème de fond est celui du statut du réel pour le psychisme. Ou, pour le dire autrement, la manière dont le psychisme accepte et supporte le radicalement nouveau et la rupture.

On sait que la névrose de transfert a pour fonction essentielle d’établir l’illusion de la continuité en interposant le fantasme entre le sujet et le réel. Le fantasme ramène ce qui est nouveau à du déjà connu, de l’attendu ou du désiré. Il en résulte que nous n’avons jamais accès directement à la réalité du monde, mais seulement à son interprétation à travers le fantasme, ce qui serait la définition minimale de la réalité psychique. Alors comment la surprise est-elle possible ? Comment l’ouverture au nouveau peut-elle se faire ? C’est la question essentielle du traumatisme que la clinique nous indique très précisément à travers les notions de surprise et d’effroi qui caractérisent toujours le déclenchement des névroses traumatiques.

L’événement réel n’est pas assimilé car il n’a pas de signifiant, ou ce signifiant est tellement nouveau pour le sujet qu’il va bloquer l’évolution et l’élaboration des fantasmes infantiles. C’est autrement dit la découverte d’une dimension du réel qui avait jusque-là totalement échappé au sujet. L’intégration de ce nouvel élément suppose une réorganisation complète de la structure du sujet, une nouvelle lecture de son histoire et de son rapport au monde. Ce sont les coordonnées fondamentales qui structuraient jusque-là le sujet qui sont prises en défaut et devront se modifier. À cela pourraient correspondre les traumas anonymes des catastrophes naturelles, mais aussi les traumas particulièrement horribles et monstrueux – car impliquant la responsabilité d’autres hommes – liés à la guerre, la torture ou les exterminations, qui soumettent n’importe quel sujet à un au-delà de ce qu’il peut se représenter, même en fantasme[5].

Le non représentable des abus

Le non représentable ne concerne pas que les situations d’accidents brutaux. Il peut se retrouver aussi dans les questions de l’abus : que ce soit un climat d’abus politique[6] dans certains pays cherchant à organiser l’exploitation de l’humain, que ce soit un climat d’abus économique dans certaines entreprises cherchant à tirer un rendement maximum de son « matériel humain », que ce soit l’abus sexuel avec le viol, que ce soit l’abus parental d’un Autre tout puissant qui confond sa jouissance avec la loi. Ici, c’est le rapport à l’Autre ( au grand Autre) qui se trouve touché, parfois par l’intermédiaire de l’instance symbolique de l’idéal du moi qui se retrouve disqualifiée. Par exemple, l’abus politique cause dans ces cas un total discrédit sur des institutions censées représenter les idéaux collectifs d’une nation. De manière générale, l’abus peut abolir toute figure symbolique susceptible de soutenir l’idéal et la fonction d’une loi symbolique qui donnait jusque là une place et une assise au sujet. Cela peut être à l’origine d’une rupture dans le lien à l’autre et au collectif.

Pour le dire autrement, la construction de la subjectivité se fait dans une dialectique avec un autre, représenté souvent par la mère mais que Lacan désigne par grand Autre. Et ce grand Autre est normalement écrit « grand A barré », il est barré, c’est à dire qu’il n’est pas tout puissant, qu’il est lui même soumis à la loi symbolique organisée par le manque de jouissance – que le père vient souvent représenté. En continuité, l’idéal du moi représente l’instance symbolique, héritière post-oedipienne du grand Autre, au sein de laquelle la loi symbolique s’articule aux idéaux sociétaux. Ce sont des paramètres nécessaires à la structure d’un sujet. Or, une exposition à un climat d’abus risque de nous renvoyer face à un Autre « non barré », tout puissant, qui met à mal nos assises structurales. Cela peut être cause de névrose traumatique. La clinique en rend compte de diverses manières. Ainsi lorsqu’elle témoigne du sentiment de désaffiliation des sujets traumatisés. L’homme traumatisé se ressent comme abandonné non seulement de son groupe d’appartenance mais bien souvent comme exclu de l’humanité elle-même.

Traitement

Nécessité d’une reconnaissance institutionnelle

Si la honte peut se dépasser, une manière de ne pas s’exclure sera d’entrer dans un appel symbolique à l’Autre ou dans une quête de restauration d’un idéal discrédité. Ceci explique d’ailleurs la présence si fréquente d’un sentiment de préjudice et d’une demande de réparation chez les traumatisés. Bertrand Piret signale à ce titre, qu’à son expérience, dans les cas graves, aucune évolution favorable n’est susceptible d’intervenir, quel que soit le dispositif psychothérapie ou analytique mis en place tant qu’un cadre de reconnaissance institutionnelle n’est pas obtenu. Ce peut être la reconnaissance médico-légale d’un dommage, la reconnaissance du statut de réfugié politique, quelque chose de l’ordre d’une cérémonie ou d’une commémoration qui rend hommage aux victimes de violence collectives. Cela repose aussi sur l’intégration sociale et dans le travail. Déjà dans les suites immédiates de la première guerre mondiale, Freud et ses élèves avaient dû vigoureusement combattre les accusations de lâcheté et de simulation qui visaient les soldats traumatisés, accusations qui confondaient leur recherche de réparation symbolique avec une triviale recherche de bénéfices financiers.

Cela nous donne déjà quelques indications sur une dimension de premier plan à prendre en compte dans la prise en charge du traumatisme : la quête d’une reconnaissance[7] symbolique par l’Autre. Et au sein du cabinet, la reconnaissance ne peut s’obtenir si le psychanalyste reste logé dans une caricature de neutralité et de silence absolu.

La révélation des faits : accuser réception par la reconnaissance de l’événement vécu : la restauration d’un espace symbolique redonne une présence de l’Autre et une adresse possible qui sera support du transfert..

Cette indifférence vis-à-vis de l’orientation du discours, cette neutralité bienveillante, elle serait possible si le discours était d’emblée marqué par l’association libre. Or ce n’est pas le cas. Le discours est plutôt marquée par la fixation au récit répétitif des événements à l’origine du traumatisme : dans cette zone, les signifiants sont comme figés, ils ne présentent plus d’aptitudes au décalage, au double sens ou à la métaphore. Les mots sont collés aux choses. Bref, il n’y a pas d’association libre possible à cet endroit. D’où un style de récit souvent très descriptif, factuel. Les plaintes sont arrimées à l’événement traumatique. Faire comme si cet événement n’avait pas eu lieux peut être perçu comme un refus de reconnaitre l’horreur qui s’est passée.

On n’est pas dans l’approche classique des névroses de transfert où ce sont les paroles des patients qui intéresse l’analyste, et non la réalité historique à laquelle ces paroles prétendent faire référence. Et même dans ces cas, il faut savoir qu’il y a toujours un continuum entre deux extrémités. À l’extrémité la plus courante pour les psychanalystes, correspond le sujet qui va venir en analyse déjà muni d’une sorte d’interprétation fantasmatique quasi complète de sa réalité. On prend alors ses énoncés comme des métaphores, des constructions sur lesquelles peuvent jouer l’équivoque et l’interprétation. À l’autre extrémité du continuum, se situe ce qui nous intéresse aujourd’hui, c’est à dire le sujet en état de sidération traumatique, pour lequel les violences qu’il vient de subir ressortent comme des images de choses ou des mots non liés et non interprétables, dont il est parfaitement impossible et incongru, voire indécent de relativiser d’emblée la réalité[8]. Leur reconnaissance peut avoir au contraire valeur d’offre de parole. Cela peut redonner une présence de l’Autre[9] et une adresse possible. Cette première étape fait partie du cadre symbolique à mettre en place pour autoriser une parole et permettre la mise en place du transfert.

L’intégration signifiante : trouver une place dans la trame de l’histoire personnelle

Autrement-dit, cette opération de la révélation[10] trace les contours d’un nouvel espace au sein duquel la parole fonctionnera autrement et dans un cadre transférentiel. D’autres aspects vont être évoqués, qui vont faire appel au passé et permettre petit à petit de tisser des liens entre l’histoire singulière, y compris infantile, et la situation actuelle.

Cela peut se retrouver à travers les rêves où se met en place toute une construction où la violence initiale du traumatisme se tisse progressivement avec les éléments du transfert et de l’histoire du sujet. Il ne s’agit alors plus uniquement de rêves purement répétitifs mais plutôt de rêves composites. Plutôt qu’un retour en arrière, c’est à dire le rétablissement de la personnalité antérieure, on vise davantage la reprise du récit de l’histoire constitutive de la personne qu’avait interrompu l’événement traumatique[11]. Cette opération de tissage, ou de « re-tissage » entre l’histoire singulière et le fantasme d’un coté, et le trou traumatique de l’autre côté, est la visée idéale du travail concernant les névroses traumatiques. C’est cela qu’on désigne par les termes d’« élaboration symbolique », ou d’ « intégration signifiante » dans cette clinique. Il s’agit de faire de la rencontre inédite avec le réel un « symptraumatique » : autre jeu de mot de Lacan qui indique le travail psychique à faire pour pouvoir transformer le trauma en symptôme. Mais toute la question est de savoir jusqu’à quel point le réel peut se retrouver lié à d’autres représentants de mots et de choses et s’inscrire dans l’histoire du sujet ?

Une des pistes serait la place du fantasme qui aurait un rôle important à jouer. La fonction du fantasme comme structure serait de susciter un écho avec l’infantile pour permettre au réel ou aux signifiants nouveaux d’être intégrés dans la chaîne signifiante qui constitue le sujet. L’idée serait alors d’aborder l’histoire du sujet en laissant la scène traumatique dans un a-côté. Comme dans une cure classique, la reconstitution du fantasme inconscient serait un préalable nécessaire pour que les éléments de la scène traumatique puissent venir petit à petit s’y lier par association dans une forme de création ou d’intégration signifiante.

Par rapport à cette piste d’intégration signifiante par le fantasme, je voulais évoquer un épisode de mes études de médecine où on peut repérer que cela s’est fait automatiquement. Lors de ma première garde au SAMU en tant qu’externe, il a fallu aller chercher en pleine nuit, avec toute l’équipe médicale, un homme qui s’était jeter sous un train. C’était, dans ce que je me souviens, la seule information qu’on avait. Lors du trajet qui a duré presque une demi-heure, l’imagination allait bon train (sans jeu de mot), comme pour se préparer à ce que j’allais trouver. Je m’imaginais des débris de corps sur la voie, ou quelqu’un qui, comme on le dit s’est « raté » et qui était étendu dans le champs à côté de la voie. Résultat que je n’avais pas prévu: l’homme était finalement bien mort mais empalé à l’avant de la locomotive du train, en position debout, les deux jambes sectionnées. Après un petit moment d’inquiétante étrangeté, devinez quelle image fantasmatique m’est venue ? … Celle des prisonniers dans les westerns spaghetti, ces prisonniers qui sont condamnés à être attachés à l’avant du train. Il s’agissait probablement d’une image d’un film de Sergio Leone vu dans ma jeunesse qui est venue faire filtre face à ce réel. Cela illustre comment le fantasme vient faire filtre par ce qu’il contient de déjà connu face au réel. Ici, cela s’est opéré de manière automatique pour réintégrer ce radicalement nouveau à quelque chose de déjà connu.

Par rapport à l’intégration signifiante, je voulais aussi rappeler l’intervention de Lacan au moment où une de ses analysantes[12] juive allemande évoque des cauchemars traumatiques qui la réveillent tous les jours à 5 heures du matin, heure où venait la Gestapo pour surprendre les juifs afin de les envoyer à la déportation.  Lacan se lève, lui caresse la joue et lui dit « c’était un geste à peau». Il lui fait un geste sur la peau, le signifiant « gestapo » se lie à une caresse. La caresse faisant très probablement parti du système de représentation de l’analysante qui a certainement été rassurée par les caresses de sa mère étant enfant, il est fort à parier que Lacan a tenté par son geste de ramener la terreur vers une certaine douceur déjà connue. Suzanne Hommel, la patiente en question, ne dit pas qu’elle cessa de souffrir ou de se réveiller tôt le matin. Mais l’intervention de Lacan transforma sa douleur en « quelque chose de différent ».

Enkystement du trauma et reconstruction à côté

Mais l’intégration signifiante n’est pas toujours possible. Le problème est justement quand cela n’opère pas. Dans les cas de traumatismes graves, où les coordonnées de la personnalité sont profondément ébranlées, il est difficile de réussir à faire en sorte que le fragment de réel à l’origine de la destruction psychique puisse être recouvert par le fantasme. Le travail de retissage ne réussit pas ici véritablement à produire une dimension signifiante au traumatisme, son refoulement ne s’accomplit pas véritablement. Si quelque chose peut se reconstruire, c’est plutôt autour ou à côté de ce réel. Travailler à côté des éléments traumatiques ne permet pas ici une assimilation au fur et à mesure du trauma mais va plutôt permettre l’élaboration d’une construction favorisant alors l’enkystement de ce réel. Si on ne parvient pas à transformer ici ce réel en autre chose de plus assimilable, il se retrouve quand même « enkysté », ce qui n’est pas sans atténuer ses effets. Même s’il persistera le risque d’une réactivation des reviviscences traumatiques à l’occasion de nouveaux événements imprévisibles, le patient pourra vivre sans être envahi.

Dans ces cas difficiles, une autre difficulté réside dans la difficulté à maintenir une confiance dans la parole, car la répétition du récit ne résout pas rapidement l’effroi et les symptômes. Il faut en effet du temps pour que cette répétition devienne en même temps moteur de l’évolution psychique.  La mise en place du transfert apparaît comme un recours indispensable pour permettre que le travail continu et que s’opère dans la répétition un léger décalage qui va autoriser que cela se répète encore mais un peu autrement. On comprend ici à fortiori l’importance de travailler à côté des éléments traumatiques, sans les prendre directement de front nécessairement.

Passage de l’effroi à l’angoisse

La mise en récit du réel rencontré, sa mise en lien avec l’histoire du sujet dans le transfert, permettra que les éléments traumatiques se répètent un peu autrement. Cela tendra moins à ouvrir sur l’effroi mais plus sur l’angoisse. L’effroi suscité par l’agression brutale d’un réel incompréhensible se transformera petit à petit en angoisse face au désir énigmatique d’un autre.

L’état dans lequel est tombé la personne, c’est à dire à quoi souvent il se réduit, va pouvoir s’interroger dans le transfert. Par exemple l’image de déchet de l’humanité inutile à laquelle s’identifie certains en cas de traumatismes subis dans le cadre d’un abus. Ceci par exemple sous forme de questions adressées répétitivement à l’analyste: « pourquoi me faites-vous souffrir ainsi ? Que suis-je donc pour vous pour que vous m’obligiez à parler ainsi? Je ne suis pour vous qu’un objet d’étude, pas un humain… » Et dans le même temps, au cours des mêmes séances, le patient remercie l’analyste d’accepter de le revoir malgré son indignité qui devrait le faire rejeter. Autrement dit les choses vont pouvoir être reprises par l’analyse du transfère ainsi mis en place.

Fonction de l’analyste comme lieu d’un dépôt

Pris à témoin de ce que le sujet a vécu, l’analyste finit également par représenter comme un lieu de dépôt. Cela peut permettre un clivage accompagné d’un processus d’externalisation de la part inassimilable du réel. Cette part inassimilable, tel un corps étranger, se retrouvera comme confié à un autre. Ainsi, le patients pourra cesser de venir aux séances dès lors qu’une nouvelle tranche de vie pourra  commencer pour lui.

L’issue masochiste

Une autre issue est la voie masochiste dans une sorte de reproduction de l’horreur initiale mais cette fois prise dans un fantasme masochiste de victime, plus ou moins érotisé. Cela serait une voie assez fréquente, qui peut se manifester par des prises de risques, des expositions à des dangers qui peuvent amener parfois la répétition de viols ou de violences parfois graves se manifestant par des délits divers, des bagarres, des peines de prison, etc. Chez certaines femmes, il semble que cela puisse se limiter à une sorte d’identification à la femme séductrice, à la féminité tapageuse et outrancière, qui contraste de manière très étonnante avec les inhibitions sexuelles liées au traumatisme.

Voilà pour ces quelques éléments qui font partie de la clinique du « trou-matisme ».

Annexes

Les fonctions de la guerre

Si on suit Jean Hyppolite dans son introduction à la philosophie de l’histoire de Hegel, la guerre joue dans la vie des peuples un rôle essentiel et nécessaire. La haine comme telle est contingente, voire exclue comme toute passion, car la guerre est condition de la « santé éthique du peuple ». Pour Hegel, sans la guerre ou sa menace, un peuple s’endort dans l’habitude et la matérialité.

Qu’est-ce qui oblige l’individu singulier à s’élever au-dessus de lui- même ? Là où Freud va vers la culture, c’est dans la guerre que Hegel semble trouver une réponse : « Pour ne laisser les systèmes particuliers s’enraciner et se durcir dans cet isolement, donc pour ne pas se laisser se désagréger le tout et s’évaporer l’esprit, le gouvernement doit de temps en temps les ébranler dans leur intimité par la guerre ; par la guerre il doit déranger leur ordre qui se fait habituel, violer leur droit à l’indépendance, de même qu’aux individus qui en s’enfonçant dans cet ordre se détachent de tout et aspirent à l’être-pour-soi, inviolable et à la sécurité de la personne, le gouvernement doit, dans ce travail imposé, donner à sentir leur maître, la mort. »

Mais en même temps, la guerre offre la possibilité de se soustraire pour un temps à la pression de la culture et à donner satisfaction transitoire à des pulsions réfrénées. C’est triste mais c’est ainsi, et la bêtise aussi va de surcroît pour les êtres les plus intelligents ordinairement. Contrairement à Hegel, Freud privilégie la puissance de la passion haineuse sur l’intérêt des peuples. L’explication est néanmoins courte, Freud en convient : « Pourquoi les individus-peuples se tiennent-ils en piètre estime, se haïssent, s’exècrent visiblement les uns les autres, et ce même en temps de paix, et pourquoi toute nation fait-elle de même avec l’autre, voilà qui est une énigme. Je ne saurais le dire » (Nouvelles sur la guerre et la mort). En fait, c’est la question de la mort et de la pulsion de mort qui ne cessera de le tourmenter.

Dans l’au-delà du principe de plaisir, la mort prend pour Freud une dimension nouvelle dans sa conception de la psyché (…) La vie est désormais écartelée entre la « libido », le courant érotique, Éros, qui donne son socle à toute la métapsychologie, et l’instinct de mort qui s’impose pour tout ramener vers l’inanimé. Freud décrit une course à deux temps, nouvelle description de la répétition : « La vie des organismes offre une sorte de rythme alternant : un groupe d’instincts avance avec précipitation afin d’atteindre aussi rapidement que possible le but final de la vie ; l’autre, après avoir atteint une certaine étape de ce chemin, revient en arrière pour recommencer la même course, en suivant le même trajet, ce qui a pour effet de prolonger la durée du voyage. » La topologie de Freud est déjà formidable.


[1]          Intervention réalisée dans le cadre de la journée de formation APERTURA du 04-12-19 sur le thème « Psychanalyse et traumatisme ».

[2]          Karl Abraham, Sandor Ferenczi, Ernst Simmel et Ernest Jones ont tous quatre été impliqués dans la guerre.

[3]   O. Rank, Le traumatisme de la naissance, 1924.

[4]   Pour plus tard, il est interessant de signaler ici comment la question théorique du fantasme vient recouvrir la question théorique du réel traumatique. Car si Freud passe du motif traumatique à la logique du fantasme, à l’inverse, Lacan précise que le fantasme couvre la place du traumatisme, au sens de l’effroi : le fantasme, c’est aussi l’écran qui dissimule la place d’un réel indialectisable.

[5]          Ceci dit, il faut se méfier de la qualification « d’irruption du réel » attribuée de nos jours un peu facilement à certains événements que le sens commun qualifie d’horribles. Car c’est en fait toujours sur mesure, en fonction des individus. Les soldats préparés à la guerre développent par exemple moins de traumatisme qu’on non initié . A l’envers, la violence, même extrême, au lieux de correspondre à  l’irruption d’un réel au sens du radicalement nouveau, correspond parfois plutôt à la réalisation d’un fantasme jusque-là inavoué. Bertrand Piret rappelle à ce titre que la violence terroriste du 11 septembre 2001 n’a pas forcement fait irruption dans la réalité de nombreuses personnes comme l’effraction d’un réel absolument innommable et inattendu. On peut au contraire penser que l’irruption de ces images par la médiatisation de l’événement a brutalement fourni une interprétation difficile à admettre : la réalisation d’un fantasme déjà présent et repérable à travers les nombreuses fictions et films hollywoodiens qui mettaient en scène de telles attaques terroristes.

[6]   « certaines situations sociopolitiques qui constituent en elle-même des régressions ou des perversions des idéaux collectifs peuvent fournir le terrain propice à l’éclosion de symptomatologies très proches de la symptomatologie traumatique que nous venons d’évoquer. Les différentes dictatures qui manient la terreur et le mensonge institutionnalisé sont à l’origine d’un total discrédit des institutions censées représenter les idéaux collectifs d’une nation. Les guerres civiles qui destituent radicalement la figure paternelle du pouvoir pour lui substituer des rivalités fraternelles meurtrières aboutissent à cette même abolition de toute figure symbolique susceptible de soutenir l’idéal. » (B. Piret)

[7]   Cette reconnaissance nécessaire pour qu’un transfert puisse se mettre en place et qu’une parole libérée de la méfiance et de l’hostilité puisse se dérouler ne concerne en rien le problème bien réel de la jouissance dans le statut de victime.

[8]   Entre les deux extrémités de ce continuum, figurent de nombreuses autres situations pour lesquelles le statut de la réalité est variable. En cas d’inceste par exemple. Lorsqu’une patiente évoque ou raconte les attouchements ou les relations sexuelles qu’elle a eues pendant son enfance avec son père, son beau-père, immanquablement va un jour ou l’autre se poser pour elle la question de la participation de son propre désir à cet inceste (aussi anachronique soit-il de mettre sur le même plan le désir sexuel de l’adulte, et les pulsions enfantines, et sachant que l’inceste, du point de vue de l’enfant est plus un meurtre psychique qu’une effraction d’un interdit sexuel…). Et c’est sans doute à partir de ce point de jonction entre la réalité fantasmatique de l’adulte, effectivement œdipienne, et ce qui pour l’enfant a constitué un réel inassimilable, que va pouvoir s’élaborer peut-être une voie de sortie un peu plus symbolisée.(B. Piret)

[9]   Cela peut être comparée aux situations d’urgence où une simple présence permet de restituer une adresse possible et une réinscription possible dans la parole. Dans leur livre «  Trauma dans la civilisation», Roland Chemama et Christian Hoffman rappellent que Freud avait montré l’importance de l’intervention d’un « Autre secourable » indispensable pour un nourrisson dans sa dépendance physiologique et psychologique originaire. Ce besoin de l’intervention de l’Autre réapparaît lors de chaque situation de détresse…. Après un attentat, le premier soulagement des blessés se cristallise souvent autour de l’accueil à l’hôpital par un personnel médical, décrit comme ayant été extrêmement « humain ». Cette représentation, la première représentation humaine après la violence de l’attentat, joue en quelque sorte un rôle de « souvenir-écran » : elle indique le réel de l’attentat, voile jusqu’à un certain point l’horreur, et constitue une première subjectivation qui redonne ses droits à l’inconscient. C’est à partir d’elle seulement que pourra avoir lieu un travail psychique, bien au-delà de ce qu’on présente comme tâche des « débriefings ». (R. Chemama et C. Hoffmann, Trauma dans la civilisation, Ères, 2018.)

[10] Ceci-dit, même si la compulsion à raconter serait une première modalité d’appel à l’autre/Autre, s’il est important d’y répondre et de faire offre, il est en même temps important de respecter le temps de dire et de comprendre de chacun sans forcer la parole. En effet, le fait d’évoquer les violences subies, ou parfois les violences commises peut créer une sidération dépressive, pouvant mener à des actes suicidaires. Le sujet n’a plus alors le sentiment de participer à une narrativité commune se faisant et se tissant à plus d’une voix. Il est dans une position d’infra-témoignage pour laquelle dire l’insupportable est effrayant car il ne s’est pas encore constitué de langue pour le traduire et il ne s’est pas encore creusé chez l’Autre un lieu d’accueil de telles paroles. Dans la plus vive solitude de leurs énonciations, ces patients se vivent comme des sujets radicalement exclus de la communauté des vivants et des parlants. De nombreux auteurs ont fait état du danger qui consistait à, en quelque sorte, ouvrir les vannes en enclenchant le récit des horreurs sans qu’aucune limite ni aucune borne ne viennent en limiter les effets. Ces dangers ne sont pas imaginaires. La proximité dans ces récits concernant les horreurs subies entre le signifiant et la chose (si même on peut encore parler de signifiants) est tel que les émotions, les douleurs, les mouvements du corps sont à nouveau éprouvés et vécus au moment du récit comme une véritable réitération de ce qui s’est passé au cours des violences. Aussi nos premiers échanges doivent-ils être graduels, cheminant progressivement. Au début il ne s’agit de rien d’autre que de se présenter, de parler un peu de soi, de ce que l’on vient faire en ces lieux, d’aider le jeune à dire son expérience actuelle du monde, en ce qui peut se construire et se maintenir d’évidence naturelle et aussi en ce qui fait encore étrangeté. Une fois ce territoire de l’intime tant fragilement construit et confié, alors, mais alors seulement, les paroles peuvent venir chercher la mémoire. ( Olivier Douville). Il n’ a donc pas à se précipiter dans le temps de dire et de comprendre.

[11] J. Garrabé, Le traumatisme du point de vue de la psychiatrie de la personne, JFP numéro 36, 2010 ( Traumatismes).

[12]        Suzanne Hommel est interviewée par Gérard Miller, dans un documentaire paru en 2012 aux éditions Montparnasse, Rendez-vous chez Lacan.